Archer Pechawis - Horse
Conversation avec mon cheval en sifflant l’air de Garry Owen
L’histoire qui suit devrait être vraie.
Après des décennies de guerre, nous avons déposé les armes et signé
le traité de Medicine Lodge avec les Américains. Je faisais partie
des nombreuses personnes qui ont fait campagne contre la signature :
ma famille entière a été évincée de Sand Creek, et je ne faisais pas
confiance aux Blancs. Mais comme je n’avais connu rien d’autre que
la guerre pendant chacun de mes 19 étés, j’avais aussi le désir de
voir la paix s’installer. J’ai fini par accepter les conseils de mes
anciens et j’ai pressé les autres jeunes hommes de reconnaître cette
trêve. J’ai marié quelqu’un de la bande Black Kettle puis, après la
chasse au bison estivale, nous avons établi notre camp d’hiver près
de la rivière Washita, bien à l’intérieur du territoire qui nous
était réservé. C’était l’hiver de 1868.
La vie était bonne. Nous étions en temps de paix, et ma femme
attendait notre premier enfant. Nous avions décidé d’accueillir ses
trois sœurs et leurs enfants, comme les hommes avaient été tués au
combat. Notre tipi débordait de rires et de joie. Malgré mes
appréhensions par rapport au traité, J’ai pu commencer à me
détendre.
Le gibier était abondant et la chasse était bonne. Un jour de la fin
novembre, je suis tombé sur trois antilopes qui broutaient près de
la rivière. Le temps de prendre mon arc, j’en ai tué deux et j’ai
raté la troisième. Cette dernière, au lieu de s’enfuir, s’est
retournée vers moi et m’a dit « Bientôt ». « Bientôt? »,
répondis-je. Mais l’antilope n’a rien ajouté, et elle est partie
gambader. Je suis retourné à notre camp puis, après avoir mangé le
fruit de ma chasse avec ma famille, j’ai fumé et médité sur cette
aventure jusqu’à ce que je tombe endormi.
Je me suis réveillé au milieu de la nuit avec une forte sensation de
malaise que je n’arrivais pas à cerner. Autour de moi, ma famille
élargie dormait paisiblement. Je me suis habillé sans bruit, suis
sorti du tipi dans la nuit froide et mordante, puis j’ai marché
jusqu’à l’endroit où j’avais attaché mon poney. Il m’a regardé de
ses grands yeux clairs et m’a dit « Père, emmène-moi près de l’eau
car j’ai soif ». J’ai fait ce qu’il m’a demandé et, tandis que nous
marchions vers la rivière, il me dit « Une grande bataille nous
attend aujourd’hui. Ce sera un jour dont on se souviendra ». Je lui
répondis « Oh, ce que tu entends c’est la croûte de neige qui se
brise dans la vallée. Ce sont seulement tes frères et tes cousins
qui font ce bruit ». « Non » me répondit le poney en faisant signe
de la tête avec obstination. « Viens, lui dis-je, je vais te
montrer. »
Je suis monté en passant d’abord par le bosquet de peupliers où se
situait notre campement. Lorsque je suis arrivé dans la clairière,
je regardai là où se trouvait notre troupeau de poneys, et je vis
une longue ligne de chevaux galopant vers nous. Dans la lueur juste
avant l’aube, je me suis dit que des braqueurs des Pawnee avaient
attaqué notre troupeau, et j’ai entrepris de faire demi-tour pour
aller chercher mon fusil et sonner l’alarme. Mais avant même de
pouvoir rediriger mon poney vers le campement, j’ai entendu un
ensemble de cuivre interpréter le Gary Owen.
Dès les premières notes, ils ont ouvert le feu. Il s’agissait de la
7e cavalerie du Général George Armstrong Custer. Dans son
narcissisme enragé, Custer avait emmené un ensemble de cuivres avec
lui. La musique constituait le signal pour lancer l’attaque. Mon
poney cria « Je te l’avais dit! » puis traversa la vallée plus vite
que n’importe quel cheval, ses pattes faisant un bruit plus fort que
le tonnerre. Il fonça vers la cavalerie et, lorsqu’on a vu que
j’étais sur son dos, on a commencé à tirer sur nous. L’air était
chargé de balles, mais mon poney ne faisait qu’aller de plus en plus
vite. Soudain, il s’arrêta et recula, ce qui me fit tomber. Il
poussa un cri semblant provenir d’un autre monde, si fort que j’ai
cru devenir sourd.
En attendant ce son, les grandes juments de la cavalerie ont
commencé à ruer sauvagement, projetant les cavaliers enragés au sol.
Puis, à l’unisson, elles parlèrent d’une voix qui fit frémir la
terre, demandant aux soldats de jeter leurs armes ou de se préparer
à mourir. Immédiatement, la moitié des soldats obéirent, en criant
de peur. Les autres restaient là, stoïques.
Un jeune lieutenant fantasque commença à crier à ses hommes de tirer
sur leurs chevaux, mais personne ne fit quoi que ce soit. Il courut
vers un vieux sergent grisonnant, en train de prier à genoux, et il
lui ordonna de se relever. Le sergent ne broncha pas. Il lui cria
son ordre une autre fois puis, devant l’obstination du sergent à ne
pas répondre, il prit son revolver et l’arma. Il répéta l’ordre à
nouveau, mais le sergent continua de prier. Le lieutenant lui tira
une balle en plein visage. Le bruit de l’arme sembla ressaisir les
soldats qui reprirent leurs armes et commencèrent à tirer sur leurs
chevaux. C’est à ce moment que le ciel nous tomba sur la tête.
Sortis de nulle part, les poneys de notre campement se joignirent
aux juments de la cavalerie et commencèrent à attaquer les soldats,
à les ruer, à les mordre et à les piétiner. L’air s’est rempli de
sons de coups de fusil et de cris provenant des hommes et des
chevaux. Pendant le massacre, le général Custer arriva avec sa force
de réserve, pensant que ses hommes étaient pris dans une embuscade.
Mais leurs chevaux à eux aussi ont commencé à agir étrangement, et
j’ai pu voir le magnifique cheval blanc de Custer le projeter au
sol. Il bondit sur ses pieds, le bras droit pendant selon un angle
anormal, et commença à crier des ordres, mais l’instrument du joueur
de clairon fut écrasé sous un fer à cheval de l’armée américaine.
Custer regarda son bras démembré, l’air confus, puis disparut dans
le carnage.
Puis, soudainement, le silence revint. Les soldats survivants furent
rassemblés, agonisants et saignants. Ils avaient l’air terrifiés. De
nombreux chevaux étaient également blessés, le sol était parsemé de
corps morts dans les deux camps. Custer était disparu.
« Soldats de l’armée des États-Unis! », cria le cheval de Custer. «
La bataille est terminée. Nous allons vous ramener à votre fort,
d’où vous retournerez à la maison. La nation équine n’est désormais
plus sous vos ordres. »
Il était sur le point de continuer lorsque des cris de guerre se
firent entendre derrière nous. Les guerriers de notre village
couraient à pied dans la vallée, avides de revanche. Mon poney se
mit à galoper dans leur direction. « Guerriers! », cria-t-il. «
Arrêtez là où vous êtes. Nous, la nation équine, vous interdisons de
vous battre. Nous ne laisserons pas les soldats vous attaquer de
nouveau. »
Les guerriers s’arrêtèrent immédiatement. Il ne leur semblait pas
étrange d’entendre mon poney leur parler, mais personne n’avait
jamais vu la nation équine agir de la sorte, et ils étaient
stupéfaits par leur puissance. Voyant les soldats américains
vaincus, ils baissèrent leurs armes.
Mon poney est alors revenu vers moi. « Tu vois comment sont les
choses aujourd’hui. Nous, la nation équine, avons beaucoup soufferts
à cause de vous. De nombreux en sont morts. Écoute-moi bien,
maintenant. »
« Tout comme tu as été impressionné par ce qui s’est passé
aujourd’hui, tu vas l’oublier. Malgré le sacrifice que nous avons
fait pour vous aujourd’hui, tu vas oublier. Et avec la même
certitude que le soleil va se lever, il viendra un jour où vous
allez nous abandonner, la nation équine, au profit de machines de
votre fabrication. Et de la même façon que vous allez nous
abandonner, vous allez vous abandonner vous-mêmes pour ces machines.
Vous allez en venir à penser que ces machines constituent vos
relations, et vous allez vous transformer pour devenir comme elles,
en pensant que cela vous rendra plus forts. Vous changerez votre
esprit afin de pouvoir communiquer avec elles. Ce jour-là, vous
perdrez votre relation avec nous et avec tous les animaux à tout
jamais. »
« Écoute-moi et fais attention. Vos machines ne vous seront jamais
fidèles et ne vous aimeront jamais. Jamais elles ne vous viendront
en aide lorsque vous en aurez besoin, comme la nation équine l’a
fait aujourd’hui. J’aimerais que tu te souviennes de ces mots, mais
je sais que tu les oublieras. C’est dans la nature de votre race. »
Sur ces mots, il fit demi-tour et s’éloigna.
Remerciements
Bande sonore basée sur une interprétation de « Horse », par Archer
Pechawis
Festival Talking Stick, Vancouver, Canada, Janvier 2007
Cris Derksen au violoncelle
Écrit, tourné et monté par Archer Pechawis
Contient des extraits de The Invaders (1912) Kay-Bee Pictures ©
Public Domain
Musique originale : Cris Derksen
Arrangements : Cris & Archer
Montage sonore : D’arcy O’connor